Les rapports

La différenciation territoriale est une menace pour l’unicité de la République

Contribution au rapport du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation -

Par / 2 juillet 2020

Emmanuel Macron souhaite que nous rentrions dans une nouvelle étape de décentralisation et le projet de loi « 3D » pour « décentralisation, déconcentration, différenciation » a pris une toute autre tournure avec la crise du covid-19. Les élus locaux ont prouvé leur réactivité et efficacité auprès des citoyennes et citoyens alors que les défaillances de l’Etat ont conduit les collectivités à faire au mieux avec les moyens disponibles. Sans revenir sur la gestion de la crise faite par l’exécutif actuel, elle tend à aviver les mécontentements, les particularismes locaux et les critiques envers l’Etat central, ce qui peut nourrir les divisions. Tout ce contexte joue énormément sur la façon dont la décentralisation peut être appréhendée.

Approfondir la proximité et la complémentarité de l’organisation territoriale dans un cadre national garant de l’égalité

Le consensus se fait autour du besoin de proximité, impératif à l’origine même de la création des communes et des départements et plus globalement d’une organisation territoriale de la République avec des divisions « également désirées par toutes les provinces et fondées sur des rapports déjà connus » pour citer Mirabeau.

Le département dont l’existence a été menacé ressort de la crise comme échelon pertinent d’action tant de décentralisation que de déconcentration. Le préfet doit permettre un dialogue entre collectivités et Etat afin d’agir dans la meilleure complémentarité possible et coordination, des services décentralisés et déconcentrés.
Nous refusons cependant qu’il devienne un « super-préfet » autonome qui viendrait en contre-pouvoir du Parlement, et négocierait au cas par cas avec les élus locaux en variant dans son application des normes. Rapprocher l’Etat des citoyens ne signifie pas créer une nouvelle strate politique à la légitimité démocratique douteuse. A ce titre le décret du 8 avril dernier permettant aux préfets de déroger aux normes notamment environnementales et patrimoniales ouvre la voie à un véritable nivellement par le bas de dispositifs protecteurs.

Les collectivités doivent s’exprimer par l’intermédiaire de leurs représentants élus démocratiquement, d’où l’impératif de mieux associer les conseillers municipaux, départementaux et régionaux aux différents services déconcentrés dans une logique de coopération et toujours dans un cadre législatif national définit par le législateur et l’exécutif. A rebours de ces principes basés sur l’acceptabilité politique, sociale et le désir de territoires cohérents, les dernières réformes territoriales n’ont répondu qu’à des logiques budgétaires de réduction des dépenses publiques et de « rationalisation » des structures et compétences.

Ces lois ont été d’une violence sans égale envers les communes qui se sont vues imposer des regroupements et transferts de compétences sans avoir leur mot à dire. Nous souhaitons que l’intercommunalisation se base sur le volontariat aux services des communes, dans l’intérêt général des citoyens. Les EPCI sont nés d’une volonté de collaboration entre les collectivités et non pour s’autonomiser en aspirant les pouvoirs communaux et en distanciant l’action politique.

Les grands absents de la vision techno-managériale de l’organisation territoriale des derniers gouvernements demeurent les citoyennes et citoyens alors que l’organisation territoriale est censée leur offrir des services publics orientés vers leurs besoins.

Le respect des principes constitutionnels de libre administration et de l’autonomie des collectivités souffre d’un excès de normes techniques et de contraintes financières et nous avons déjà les outils pour y remédier, pour aller vers une simplification souhaitée par les élus locaux, plutôt que de contribuer à un nouveau « big bang territorial ». Le pouvoir réglementaire local existe, selon les compétences et dans un cadre établi par le législateur il doit pouvoir être valorisé. L’introduction d’une clause de non-régression lorsque le législateur renvoie au pouvoir réglementaire local permettrait de ne pas aller vers un nivellement par le bas notamment en matière de santé, d’éducation, d’environnement ou encore de logement.

Le législateur doit mieux prendre en compte le ressenti des élus locaux dont la voix ne doit pas renvoyer à de simples consultations invisibilisées mais à un réel travail en amont et a posteriori.

La consécration de la clause générale de compétences, pour tous les niveaux de collectivités et non seulement les communes, est un moyen de répondre aux demandes de complémentarité des collectivités face à l’action de l’Etat ou des autres niveaux de collectivités. Nous défendons une décentralisation plus solidaire afin de ne pas s’enfermer dans la logique d’opposition entre Etat et collectivités, tout comme la logique de spécialisation qui ne mène qu’à la réduction des moyens et à la mise en concurrence des territoires.

Rapprocher les citoyens de l’action publique en développant la démocratie participative locale

Il n’y aura pas selon nous de nouvelle ère de la décentralisation sans un essor de la démocratie citoyenne, sans une véritable révolution citoyenne. C’est vrai au niveau national où chacun constate la fin du cycle de la Vème République et l’aspiration populaire à être partie prenante aux décisions non par un seul vote (électif ou référendaire) mais tout au long des mandats.

C’est bien entendu vrai au niveau local, où intervention citoyenne et démocratie participative, ouvertes à tous et non à quelques interlocuteurs spécialisés, doivent devenir le quotidien de la vie démocratique. Consultation citoyenne, obligation de bilan d’étape avec expression populaire, organisation du débat public sur des grands projets doivent être imaginés et généralisés.

Sans cet effort déterminant, toute réforme territoriale d’ampleur sera vouée à l’incompréhension. Enfin, le retour évoqué ici ou là du « conseiller territorial », condensé du conseiller départemental et régional, serait contraire à l’idée d’une plus grande proximité démocratique.

Contre la logique austéritaire et concurrentielle, donner les moyens financiers aux collectivités d’assurer leurs missions de services publics dans toute la République

Après la baisse de 12 milliards d’euros des dotations locales sous le quinquennat de François Hollande, la crise actuelle a de nouveau profondément bouleversé les finances locales et a révélé la fragilité de la réforme de la fiscalité locale en cours de concrétisation. Nous nous sommes opposés lors du dernier examen budgétaire à cette réforme rendant les collectivités plus vulnérables dans leur autonomie financière et nous persistons dans cette opposition. Les pertes liées au covid-19 s’étendront jusqu’en 2022 et ont un impact sur tous les niveaux de collectivités et sur la péréquation.

L’architecture des ressources locales doit être repensée alors que le Gouvernement a acté pour les départements la fin de leur dernier outil fiscal sur lequel ils ont un pouvoir de taux, remplacé par une TVA dépendante de la conjoncture et dont la baisse correspond en général à une hausse de leurs dépenses sociales dont le RSA. La stabilité des finances des collectivités doit être assurée d’une part par l’Etat dans ses dotations et d’autre part grâce à certains impôts. Cependant, derrière le débat sur l’autonomie financière ne doit pas s’effacer la question de la redistribution, de la péréquation entre les collectivités, qui est en cours de bouleversement par la suppression de la taxe d’habitation et la crise du covid-19. La réflexion sur les indicateurs de la péréquation doit leur permettre de refléter au mieux la situation des territoires et les besoins réels, pour tendre vers une réduction des inégalités territoriales et maintenir un échange entre les territoires. La décentralisation est indissociable de la péréquation dans une République unie permettant l’égalité des citoyens et des territoires et contre la concentration des richesses et la concurrence inter-territoriale.

C’est aussi pour cela que la décentralisation des compétences doit induire un accompagnement de l’Etat par une déconcentration importante et par un transfert de moyens financiers et humains permettant aux collectivités d’assurer leurs compétences. Jusqu’à présent on a pu constater le mouvement inverse, avec des compétences mal compensées et dont les transferts financiers de l’Etat vers les collectivités devenaient des variables d’ajustement au fil des années. D’où notre prudence sur la départementalisation à outrance des compétences de solidarités sociales et territoriales afin d’assurer une égalité de tous devant l’accès aux services publics. La décentralisation doit se réaliser tant par un cadre législatif national clair et s’appliquant partout que par des moyens et un accompagnement de l’Etat pour ne pas être une décentralisation « sauvage » créatrice d’inégalités, ce qui implique de sortir de la logique d’austérité et de réduction des budgets des services publics pour lutter contre leur privatisation.

La logique de complémentarité permet pour nous de décentraliser des compétences tout en ne déresponsabilisant pas l’Etat qui doit pouvoir agir pour assurer un équilibre, d’autant plus dans des compétences nécessitant une intransigeance en termes d’égalité et de sécurité comme les aides sociales, le logement, l’emploi ou encore les transports. Cette aspiration affichée ici ou là au moins d’Etat ne doit masquer l’objectif de moins de dépenses publiques, moins de services publics.

Pour des collectivités locales égales au sein d’un Etat central et territorial solidaire et responsable

Nous disposons de l’expérience et des outils pour améliorer le fonctionnement de la République au travers de la décentralisation qui ne peut être envisagée sans une déconcentration respectueuse de l’unicité du service public. Ne fragilisons pas les valeurs sur lesquelles elle se fonde, son unité et son indivisibilité pour garantir l’égalité de tous, en modifiant notre Constitution de manière ambiguë et en ouvrant la voie à une évolution de type fédéraliste à laquelle nous sommes profondément opposés.
L’offensive en faveur de l’approfondissement de la différenciation territoriale est pour nous amplifiée par la crise actuelle, exacerbant les particularismes locaux et le désamour d’un Etat défaillant. Au contraire cette situation devrait nous amener à améliorer la gestion par l’Etat de son action territoriale, de ses relations avec les élus locaux et de la coopération nécessaire entre eux. Plutôt que de se diviser en actant un désengagement de l’Etat demandons plus d’Etat et plus de moyens pour accompagner les collectivités en temps de crise comme au quotidien. Prendre la voie de la fracture et de la facilité en faisant de la différenciation le fil rouge de l’organisation territoriale constitue un danger pour la démocratie. Lorsque d’aucuns défendent que la finalité de la décentralisation c’est la différenciation, nous estimons que la finalité de cette dernière c’est l’éclatement de l’unicité de la République pourtant affirmée à l’article 1er de la Constitution. Accepter cela c’est créer un effet de cliquet, sur lequel nous ne pourrions revenir que difficilement si notamment nous l’inscrivions dans la Constitution.

Le consensus se fait sur la volonté au local de ne plus faire un “big bang territorial”, de simplifier les textes, alors ne créons pas une telle chimère constitutionnelle.
Contre l’égalité des citoyens dans un territoire uni et indivisible la différenciation ouvre la porte aux régionalismes, aux inégalités territoriales, à la concurrence entre les territoires, au dumping social et environnemental et transformera la République en un une République 2.0 à géométrie variable et en constante contractualisation et “flexibilisation”. Nous sommes pour un cadre territorial stable équilibré par la loi, démocratisé par une intervention citoyenne renforcée, avec des échelons clairement identifiés et qui ne sont pas en concurrence ni face à leurs identités spécifiques ni face à leurs compétences. La prudence nous invite à rappeler cette phrase de Rousseau : « C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir ».

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