Avec des milliers de systèmes différents, il n’y a plus aucun contrôle

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, « La géolocalisation est pire que Big Brother », déclarait, au début de 2011, Alex Türk, alors président de la Commission nationale de l’informatique et des libertés – CNIL –, en faisant référence au célèbre roman de George Orwell. Il avait tout à fait raison, car le système de contrôle imaginé par le romancier dépendait d’une seule organisation dictatoriale : on savait à qui et à quoi l’on avait affaire.

Aujourd’hui, avec des milliers de systèmes de géolocalisation différents, il n’y a plus aucun contrôle. C’est d’autant plus effrayant que, demain, les nanotechnologies permettront une miniaturisation propre à rendre la géolocalisation totalement invisible. Si l’on y ajoute, entre autres, la multiplication des caméras de vidéoprotection publique et privée, les radars automatiques et mobiles, les débits de nos cartes bleues, Navigo, Velib’ et Autolib’, les péages d’autoroute et le GPS, un nombre considérable de personnes peuvent nous suivre pas à pas, littéralement « à la trace ».

Au premier rang de ces personnes se trouvent les employeurs, qui peuvent être tentés d’avoir recours à cette technologie à l’encontre de leurs salariés. Permettez-moi d’ouvrir ici une petite parenthèse qui ne concerne pas directement le texte.

Depuis plusieurs années, la géolocalisation a fait son entrée dans le monde du travail. Cette technologie permet aux employeurs de prendre connaissance de la position géographique de leurs salariés à un instant donné ou en continu, par la localisation d’objets dont ils ont l’usage – badge, téléphone mobile – ou des véhicules qui leur sont confiés.

Cette technique peut être utile pour la préservation de la santé et de la sécurité. On songe notamment au travailleur isolé qui, confronté à un danger, peut être secouru dans la mesure où l’entreprise arrive à le localiser. Toutefois, la géolocalisation n’est pas toujours très respectueuse des droits et libertés des salariés, les tribunaux l’ont rappelé à plusieurs reprises, et c’est en particulier la vie privée qui risque d’être malmenée.

Ainsi, comme toute technologie, la géolocalisation n’est pas bonne ou mauvaise en soi. Si elle a de bons usages, nous avons la responsabilité de légiférer dans tous les domaines où elle est utilisée et de trouver le juste équilibre en chaque matière.

C’est ce que nous invitent précisément à faire les arrêts rendus le 22 octobre 2013 par la chambre criminelle de la Cour de cassation. Dans ces arrêts, la haute juridiction judiciaire se prononce sur la question de la légalité de la géolocalisation et sur celle du contrôle judiciaire du recours à cette technologie en matière pénale.

Sur la question de la légalité de la géolocalisation, en choisissant le visa de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dans son intégralité, la chambre criminelle de la Cour de cassation suggère la nécessité de légiférer en matière de géolocalisation. En effet, aucune disposition n’est prévue actuellement dans le code de procédure pénale, comme c’est déjà le cas pour les techniques intrusives telles l’interception, l’infiltration, la captation de données à distance.

Nous devons donc, après avoir vérifié qu’aucune autre mesure d’investigation moins attentatoire à la liberté individuelle n’est envisageable, prévoir, dans des termes suffisamment clairs, sous quelles conditions l’autorité publique est habilitée à y recourir et quelles infractions suffisamment graves pourraient être concernées.

En portant aux infractions punies de cinq ans le seuil permettant le recours à cette procédure par les forces de l’ordre et en l’encadrant de manière précise, la commission a trouvé un juste équilibre entre les nécessités de l’enquête et la protection de la vie privée. Elle a ainsi, nous semble-t-il, parachevé le projet de loi, qui était déjà globalement satisfaisant.

J’en viens au contrôle judicaire du recours à cette technologie. S’il est, j’en conviens, d’une certaine utilité dans les enquêtes, nous devons quand même garder à l’esprit que la géolocalisation constitue une ingérence dans la vie privée des individus. C’est pour cela que la chambre criminelle de la Cour de cassation considère qu’elle ne peut être réalisée que sous le contrôle d’un juge.

Sans reprendre clairement la motivation des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, la haute juridiction estime implicitement que le procureur de la République n’est pas suffisamment indépendant pour diligenter cette mesure et que seul le juge est garant de la protection des libertés individuelles.

La solution que vient de rappeler la chambre criminelle pose la question de la restriction des pouvoirs d’enquête du ministère public. En effet, d’autres prérogatives du parquet sont susceptibles d’être, à l’avenir, remises en question de la même manière.

Comme mes collègues, je rappellerai donc, madame la garde des sceaux, la nécessité et l’urgence de voir aboutir la réforme du Conseil supérieur de la magistrature.

En attendant, nous voterons, bien entendu, le présent projet de loi, amélioré par les travaux de la commission des lois.

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