Les débats

L’accès à l’avortement souffre de trop d’entraves

Constitutionnalisation de l’IVG -

Par / 3 avril 2018

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, 2017 a été une année majeure dans la lutte pour les droits des femmes : différentes affaires révélées au grand jour grâce au courage de quelques femmes ont ouvert la voie à des milliers d’autres révélations, partout dans le monde.

En libérant la parole des femmes, un grand pas en avant a été franchi dans la lutte contre la société patriarcale millénaire, intimement imbriquée aux forces conservatrices et néo-libérales qui dirigent le monde.

Ce soulèvement, propice à l’évolution des mœurs, doit maintenant trouver une traduction sociopolitique d’envergure en matière de droits des femmes : ceux qui manquent doivent être acquis, ceux qui existent doivent être renforcés.

Une des premières violences faites aux femmes de tout temps est de les empêcher de disposer librement de leur corps et de leur intimer l’ordre de ne pas s’en plaindre.

Le 3 mai dernier, le groupe communiste républicain citoyen et écologiste a déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire le droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Constitution.

Mes chers collègues, il s’agit, avec le présent débat, d’ouvrir la voie à la discussion prochaine de cette proposition de loi et d’évaluer les positions de chacun sur le sujet, de débusquer les réticences de certains et de convaincre, je l’espère, le plus grand nombre d’entre vous.

Considéré comme crime contre l’État jusqu’en 1942, l’avortement était puni de la peine de mort. En 1971, 343 personnalités – parmi lesquelles Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Jeanne Moreau, Yvette Roudy – ont eu le courage de signer le manifeste Je me suis fait avorter, plus connu sous le nom « manifeste des 343 salopes », s’exposant alors à des poursuites pénales.

Ce n’est qu’en 1975 que la loi Veil a ouvert une nouvelle page de l’émancipation des femmes et de la reconnaissance de leur droit de disposer de leur corps.

Au-delà des enjeux sanitaires, très présents dans les débats de l’époque, cette loi de libération a été une véritable révolution. Peu de lois ont d’ailleurs cette portée politique, symbolique, historique, tout en ayant des conséquences très concrètes sur le quotidien de millions de femmes.

La loi Veil a considérablement œuvré pour l’émancipation des femmes dans notre société, pour l’égalité, pour le progrès des femmes et donc pour celui de la société tout entière. Ce fut une grande conquête démocratique et laïque. Il s’agit aujourd’hui d’en être à la hauteur.

En 2016, près de 212 000 femmes ont eu recours à l’interruption volontaire de grossesse en France. On estime aujourd’hui qu’une femme sur trois recourra dans sa vie.

Si depuis plus de quarante ans cet acquis a connu plusieurs améliorations dans notre pays – remboursement en 1982, allongement des délais en 2001, fin du délai de réflexion et prise en charge à 100 % par l’assurance maladie des examens associés à l’avortement en 2016, création du délit d’entrave numérique à l’IVG en 2017 –, de nombreuses femmes ont toujours du mal à accéder à l’avortement.

De multiples témoignages et rapports officiels attestent que l’accès à l’avortement souffre d’entraves, qui sont tout sauf virtuelles : délai pour obtenir un premier rendez-vous, fermeture de 130 centres pratiquant les interruptions volontaires de grossesse en dix ans lors de restructurations hospitalières, réseau insuffisamment structuré, pénurie de praticiens en ville et à l’hôpital, manque de moyens dans les centres de santé ou association – planning familial en tête – viennent entraver ce droit. Ma collègue Laurence Cohen y reviendra plus précisément dans quelques instants.

Les entraves, qui se traduisent par la mise en œuvre de politiques austéritaires, s’appuient le plus souvent sur des arguments moraux, religieux, idéologiques et politiques qui ont en commun de bafouer systématiquement les droits des femmes : manifestations anti-IVG en France et ailleurs, tentatives de restrictions légales du droit à l’interruption volontaire de grossesse en Espagne en 2013, en Pologne en 2016, puis de nouveau aujourd’hui ; aux États-Unis, après l’élection de Donald Trump, ce droit est sans cesse remis en cause.

Selon l’Organisation mondiale de la santé, l’OMS, 50 % des dizaines de millions d’avortements pratiqués chaque année dans le monde le sont illégalement, provoquant la mort de dizaines de milliers de femmes, dont un tiers en Afrique, dans des conditions de dignité, de sécurité et d’hygiène effroyables.

Dans ce contexte, la France se doit d’ouvrir la voie à une réaffirmation de ce droit, qui serait ainsi gravé dans le marbre de notre norme suprême.

À la veille des débats sur la révision constitutionnelle, il s’agit aussi de prendre en compte les évolutions de notre société et d’élever à ce rang le droit des femmes à disposer de leur corps.

Pour garantir le droit fondamental à l’avortement, il est nécessaire d’ériger celui-ci au rang de principe constitutionnel, c’est-à-dire au plus haut niveau de la hiérarchie des normes, comme cela fut fait en 2007 pour l’abolition de la peine de mort. Élever au rang constitutionnel le droit à l’IVG, c’est le placer sous la protection de la République.

Dès lors se posent plusieurs questions sur lesquelles nous espérons que le débat nous permettra d’avancer.

Il s’agit tout d’abord de celle des modalités juridiques. Aujourd’hui, le droit à l’interruption volontaire de grossesse est inscrit dans la loi à l’article L. 2212-1 du code de la santé publique qui permet à toute femme enceinte, majeure ou mineure, qui ne veut pas poursuivre une grossesse, d’en demander l’interruption à un médecin.

Nous proposons d’en faire un principe fondamental en l’inscrivant expressément à l’article 34 de la Constitution, mais nous sommes prêts à discuter du meilleur emplacement.

Ce principe fondamental pourrait, par exemple, trouver sa place aux côtés d’autres principes dans une charte ad hoc des droits des femmes intégrée au bloc de constitutionnalité, à l’instar de ce qui a été fait en 2005 pour la charte de l’environnement.

Se pose ensuite la question de la formulation précise. Comme le souligne Roland Pfefferkorn, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, cette formulation ne devrait en aucun cas limiter ou conditionner le droit des femmes à interrompre volontairement une grossesse et elle devrait prévoir, dans le même temps, les moyens d’exercer ce droit, notamment en termes d’information et de financement.

Se pose enfin la question du véhicule législatif. La conférence des présidents du Sénat se hisserait bien évidemment à la hauteur de l’enjeu en inscrivant rapidement à l’ordre du jour notre proposition de loi. Mais nous pourrions également profiter de la révision constitutionnelle qui se profile, souhaitée par le Gouvernement…

Quoi qu’il en soit, notre pays des droits de l’homme se doit d’être exemplaire en matière de droits des femmes. La France s’honorerait à graver le droit visé dans le marbre pour s’opposer au patriarcat qui sévit depuis trop longtemps, réduisant la sexualité à la procréation et la femme à un corps qui lui échappe, à des choix inexistants.

Il est absolument nécessaire de renforcer la digue contre les conservateurs et les passéistes prêts à la détruire et qui ne relâchent pas la pression pour délégitimer ce droit acquis de haute lutte.

Gardons à l’esprit les mots de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Autrement dit, faire entrer le droit à l’interruption volontaire de grossesse dans notre norme suprême ne le protégera pas de toute remise en cause. La vigilance et la mobilisation restent bien évidemment indispensables et peuvent s’avérer décisives.

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