Les débats

Afin de faire des économies budgétaires, le gouvernement a choisi de créer une machine infernale

Fichier TES -

Par / 16 novembre 2016

Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cinq ans après le « fichier des honnêtes gens » de Nicolas Sarkozy, qui créait déjà une base centrale de données personnelles et biométriques, censurée par le Conseil constitutionnel, nous voici à nouveau confrontés à la volonté d’un gouvernement d’élaborer une base numérique permettant le fichage de 60 millions de Français !

Face aux interrogations fort légitimes qui montent tant de nos travées que de l’extérieur de nos hémicycles, on nous répond que l’esprit du décret est différent de celui de la loi de 2012, ce que vient encore de déclarer M. le ministre. Ce décret viserait principalement à atteindre l’objectif de rationalisation visé par le plan Préfectures nouvelle génération tout en permettant par ailleurs à supprimer 1 300 postes dans l’administration préfectorale.

Afin de faire des économies budgétaires, le Gouvernement a donc choisi de créer une machine infernale, un fichier centralisé qui contiendra non seulement l’ensemble des données à caractère personnel, mais aussi les données biométriques de la quasi-totalité de la population de notre pays.

Ces informations seront accessibles à un nombre impressionnant d’agents qui dépendent tout autant des services centraux des ministères de l’intérieur et des affaires étrangères que des préfectures, des sous-préfectures, des services diplomatiques et consulaires, des services de renseignement ou des communes, et j’en passe ! La photographie numérisée, donnée biométrique et donc éminemment sensible, pourrait même être accessible aux agents qui travaillent avec leurs homologues d’Interpol !

Depuis quelques années, nous assistons à une course effrénée au « tout sécuritaire », qui diminue sans cesse l’espace de nos libertés fondamentales. Cela fait plus d’un an que notre pays vit sous le régime d’exception de l’état d’urgence. Dans ce contexte, le Gouvernement crée un nouvel outil d’ingérence dans la vie privée des individus.

L’argument économique semble prendre le pas sur la préservation des libertés publiques de nos concitoyens. En effet, il existe bel et bien une alternative à la création de ce mégafichier ! La CNIL propose d’ailleurs la mise en place d’une puce sécurisée sur les cartes d’identité elles-mêmes. Nous courrions ainsi moins de risques en matière de détournement et d’atteinte au droit et au respect de la vie privée, puisque cela permettrait au détenteur de la carte d’identité d’être le seul à posséder les données biométriques le concernant. Cependant, cette alternative a été balayée d’un revers de la main, car elle a été jugée trop coûteuse.

Le second objectif du dispositif est de simplifier les procédures de délivrance des titres et de lutter efficacement contre la fraude et l’usurpation d’identité, nous dit-on. Il nous semble qu’il ne s’agit pas d’une urgence au regard de la situation économique et sociale du pays !

Hier, en commission, vous avez avancé le chiffre de 800 000 vols et faits de fraudes documentaires en France chaque année, monsieur le ministre. Pour notre part, nous avons trouvé des chiffres différents dans le dernier rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, lequel comptabilisait 5 910 cas de « fraude à l’identité » en 2014. Je vous laisse mettre ce chiffre en perspective avec les 813 466 infractions à la législation du travail constatées la même année…

Au-delà d’un questionnement sur la pertinence même de la création d’un tel fichier, nous nous interrogeons sur la méthode plus que cavalière utilisée par le Gouvernement. Passer une nouvelle fois par la voie réglementaire, déniant ainsi au Parlement son rôle de législateur, participe purement et simplement du déni démocratique,…

M. Loïc Hervé. Très bien !

Mme Éliane Assassi. … et c’est d’autant plus vrai que le sujet touche aux libertés fondamentales !

Monsieur le ministre, vous nous dites que le choix du décret s’est fait sous le contrôle et suivant les recommandations du Conseil d’État, saisi pour avis.

Nous disposons nous aussi de cet avis. Or vous avez omis de nous signaler que celui-ci précise que « compte tenu de l’ampleur du fichier envisagé et de la sensibilité des données qu’il contiendrait, il n’est pas interdit au Gouvernement […] d’emprunter la voie législative ».

Vous avez concédé aujourd’hui un débat public au Parlement – nous vous en remercions ! – et une consultation citoyenne via le Conseil national du numérique. Toutefois, cela est loin d’être suffisant !

En effet, la voie réglementaire représente un danger démocratique à elle toute seule, facilitant la transformation de cette base de données à des fins d’identification. Comme chacun le sait, rien ne sera plus facile que de transformer d’un trait de plume ce fichier d’authentification en véritable fichier de police, facilitant la recherche de l’identité d’individus à partir de leurs empreintes ou de leur photographie.

En outre, l’argument du verrouillage juridique ne tient pas. Si le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont validé la constitution d’un fichier à des fins d’authentification, ils l’ont fait à la condition que la mise en œuvre prévue soit adéquate et proportionnée à un objectif d’intérêt général. Qui nous dit que, dans le futur, dans un contexte de menace terroriste, par exemple, l’on ne jugera pas que l’accès à cette gigantesque base de données personnelles et biométriques à des fins d’identification relève justement de l’intérêt général ?

Je ne débattrai pas ici de l’utilisation du mégafichier des titres électroniques sécurisés par de futurs gouvernants qui bafoueraient les libertés publiques, monsieur le ministre. Ceux-là, nous les combattons au quotidien pour qu’ils n’arrivent jamais au pouvoir !

Enfin, je ne reviendrai pas sur les risques que l’on court à constituer un tel fichier numérique centralisé, alors que nous disposons de pléthore d’exemples de piratages à grande échelle dans les autres pays. Sur la question de la vulnérabilité informatique d’un tel fichier, nous partageons l’opinion du ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas. Je ne parle pas là de sa position actuelle, mais de celle de 2012, lorsqu’il était vent debout contre le « fichier des honnêtes gens ». Il nous disait alors qu’« aucun système informatique n’est impénétrable », que « toutes les bases de données peuvent être piratées » et que « ce n’est toujours qu’une question de temps ».

Je ne pense pas me tromper en déclarant que dans ce laps de temps de cinq ans qui nous sépare de la dernière mandature, les recherches sur les technologies de l’information et de la communication n’ont pas permis de trouver le moyen de rendre un système informatique infaillible.

Monsieur le ministre, l’art rhétorique que vous maniez – avec grande facilité, j’en conviens – depuis quelques jours afin de nous persuader qu’il s’agit d’un décret purement technique qui a pour objet de simplifier les procédures ne nous convainc pas ! On ne peut pas nier l’évidence : vous êtes en train de construire un mégafichier digne du monde d’Orwell !

C’est pourquoi nous vous demandons de retirer ce décret qui, tant sur le fond que sur la forme, constitue un véritable déni des valeurs démocratiques et une atteinte profonde aux droits des citoyens de notre pays !

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