Lois

Avant d’être débattu et voté en séance publique, chaque projet ou proposition de loi est examiné par l’une des sept commissions permanentes du Sénat : lois, finances, affaires économiques, affaires étrangères et Défense, affaires culturelles, affaires sociales, aménagement du territoire et du développement durable. Classées par commissions, retrouvez ici les interventions générales et les explications de vote des sénateurs CRC.

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Sauvegarde des entreprises : motion d’irrecevabilité

Par / 30 juin 2005

Monsieur le Président,
Monsieur le Garde des Sceaux,
Mes Chers Collègues,

1985, 1994, 2005 : le droit des procédures collectives en France est revisité en moyenne tous les 10 ans et force est de constater que les réformes ainsi proposées interviennent le plus souvent à l’occasion des périodes basses des cycles économiques.
De fait, il n’est donc pas étonnant d’assister à une nouvelle réforme des procédures collectives à un moment où notre pays connaît une conjoncture économique et sociale difficile, avec une accumulation des faillites, la multiplication des délocalisations d’entreprises, et un taux de chômage qui dépasse la barre fatidique des 10 % (ce qui correspond à 2,5 millions de chômeurs).
Au regard d’un tel contexte, nous étions en droit d’attendre une réforme beaucoup plus ambitieuse dans laquelle les mots « maintien de l’emploi » et « sauvegarde de l’entreprise » auraient pris tout leur sens. Tel n’est pas le cas avec le présent projet de loi.
Car si l’intention envisagée -à savoir : tenter de soigner dès les premiers symptômes une entreprise avant qu’elle ne tombe vraiment malade- est louable, en revanche les moyens pour y parvenir nous semblent contestables à plus d’un titre.
En effet, le texte prévoit que le chef d’entreprise, dès qu’il rencontre des difficultés, peut demander de son propre chef à bénéficier de la procédure de sauvegarde ou de conciliation.
Ces procédures vont lui permettre de rester à la tête de son entreprise, de réorganiser celle-ci y compris en licenciant, de négocier tranquillement ses dettes avec les créanciers de manière confidentielle et sans en informer les partenaires sociaux, d’obtenir de l’argent frais de la part des banques en échange de quoi elles obtiendront un « super-privilège », enfin d’obtenir de l’Etat, des organismes de sécurité sociale et de l’UNEDIC, des abandons de dettes.
Non seulement, je suis loin d’être convaincue de l’efficience du dispositif que vous nous proposez en terme de sauvetage d’emplois et d’entreprises, mais de plus j’estime que celui-ci heurte plusieurs principes fondamentaux de notre droit, notamment ceux contenus dans le préambule de la Constitution de 1946, motivant ainsi la présente exception d’irrecevabilité.
Tout d’abord, il contredit le principe du droit au travail tel qu’inscrit dans le 5ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946 et qui prévoit que : « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi ».
Plusieurs aspects du texte relèguent, en effet, l’emploi au second plan au bénéfice des créanciers, singulièrement les banques.
Les premiers pénalisés par les difficultés des entreprises resteront donc les salariés et leur famille, dans leur emploi et dans leur pouvoir d’achat.

Le spectre des licenciements a, en effet, plané tout au long des débats à l’Assemblée nationale avec l’amendement d’un député UMP -fort heureusement rejeté- permettant à un chef d’entreprise qui déclencherait la procédure de sauvegarde de recourir à la procédure de licenciement simplifiée réservée jusqu’alors aux liquidations judiciaires.
On le voit, la tentation est grande en la matière de faire en sorte que la loi devienne un moyen de gérer l’entreprise en permettant de contourner la législation notamment en matière de plans sociaux.
Cette tentation a été présente tout au long des auditions réalisées par la commission des lois du Sénat où la question de l’allègement des procédures de licenciement a été abordée de façon récurrente.
Or, cela a déjà été dit mais je le redis avec force : il faut cesser de considérer les salariés comme de simples « variables d’ajustement » mais comme des acteurs à part entière de leur entreprise !

Tel est loin d’être le cas dans votre texte. J’en veux pour preuve la référence à la « réorganisation » de l’entreprise figurant à l’article 12 du projet là où il était précédemment question de « continuation ».
Il va sans dire que derrière le vocable « réorganisation » figure la possibilité de licencier.
Les propos tenus par Monsieur Houillon à l’Assemblée nationale sur cette question sont assez clairs, je cite : « La sauvegarde des entreprises est destinée à faciliter la réorganisation de l’entreprise, laquelle peut nécessiter un ajustement rapide de la masse salariale ... ».
Permettez-moi de m’interroger : la sauvegarde des entreprises ne peut-elle vraiment passer que par la diminution de la masse salariale ?
N’y a-t-il vraiment pas d’autres solutions ?

Je pense pour ma part que le risque existe vraiment que certaines entreprises en bonne santé utilisent cette procédure pour procéder à des restructurations de compétitivité au bénéfice de leurs actionnaires ou de créanciers bancaires, en faisant supporter le coût aux fournisseurs, aux salariés, aux créanciers publics, à l’AGS.
Ce risque est d’autant plus grand que le critère d’ouverture de la procédure à savoir : « des difficultés susceptibles de conduire le débiteur à la cessation des paiements » est on ne peut plus subjectif, au contraire du constat d’une cessation de paiements -notion comptable, emblématique du droit des procédures collectives, qui se définit comme étant, pour le chef d’entreprise, « l’impossibilité de faire face au passif exigible avec l’actif disponible ».
Ce nouveau critère : « difficultés susceptibes de ... » inséré dans votre texte concerne en effet la quasi-totalité des entreprises, puisque celles-ci sont susceptibles d’éprouver des difficultés dès leur création : 36 % des « jeunes pousses » disparaissent au bout de 5 ans, 42 % au bout de 7 ans.

Un tel usage -habituellement qualifié de « dépôt de bilan technique »- pourrait être lourd de conséquences pour des entreprises sous-traitantes et entraîner ainsi des faillites en chaîne.
Alors que les licenciements ont un coût, votre projet de loi ne prend aucunement en considération les conséquences de la fermeture d’une entreprise pour la collectivité toute entière ?
L’augmentation du taux de chômage représente également des pertes importantes pour les ASSEDIC, les caisses de retraite et de sécurité sociale.
En second lieu, votre texte est en contradiction avec le principe reconnaissant la participation du salarié à la gestion de l’entreprise tel qu’inscrit au 8ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : « Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ».

Le traitement des entreprises en difficulté, notamment la mise en place d’une procédure de redressement, fait partie de la gestion des entreprises. Pourtant ce principe est loin d’être observé dans votre projet de loi puisque les salariés n’y sont pas considérés comme des acteurs de premier plan mais plutôt comme de simples spectateurs ; le rôle principal revenant ici au chef d’entreprise qui est le seul à décider.
On ne parle pas, en effet, de la consultation des salariés ni même de celle du conseil d’administration.
Pourtant, les salariés -condamnés dans votre texte à assister de la manière la plus passive qui soit à la dégradation de la situation de leur entreprise- ne sont pas des irresponsables. Il faut cesser de les considérer comme des obstacles au redressement des entreprises mais au contraire les associer pleinement à sa gestion, y compris en cas de difficultés.
Ils connaissent en général bien leur entreprise et peuvent, dans certains cas, jouer un véritable rôle d’alerte en amont, c’est-à-dire avant que la situation de l’entreprise devienne trop critique.
Pourtant, les salariés restent les grands absents et les grands perdants de cette réforme.
Alors que la loi relative au dialogue social préconise de consulter les salariés lorsqu’un projet de loi les concerne, le présent texte n’a jamais été inscrit à l’ordre du jour du dialogue social.
De même que les auditions auxquelles vous avez procédé au Sénat n’ont pas concerné les salariés ni leurs représentants.
Si l’on peut concevoir qu’après plus de dix ans d’application de la loi de 1994, il était nécessaire de modifier la législation, encore eut-il fallu faire un bilan de cette loi et consulter les personnes directement concernées à savoir : les organisations syndicales, les CE, les délégués du personnel, les élus et tenir compte de leur avis.
En lieu et place, on nous propose une réforme qui donne aux banques le pouvoir de vie et de mort sur une entreprise.
Les banques obtiennent, en effet, avec ce texte des « super privilèges » tandis que les salariés n’ont eux que le droit d’être licenciés.

Ce projet de loi déséquilibre, à mon sens, l’architecture actuelle du droit des procédures collectives puisque l’arbitrage se fait en faveur des établissements financiers avec l’inversion de l’ordre traditionnel des créances bancaires.
Ce qui m’amène à affirmer que ce texte porte atteinte au principe d’égalité, élément clé de notre droit constitutionnel.
Je tiens à rappeler que la loi de 1994 modifiant la loi de 1985 avait déjà renforcé les garanties des organismes bancaires lesquels ont déjà des sûretés importantes au travers des hypothèques, des cautions, et l’abandon des petits créanciers à leur sort, avec impossibilité de récupérer tout ou partie de la dette.
Aujourd’hui, vous franchissez une étape supplémentaire avec le système du « privilège de l’argent frais » qui permet à un créancier privé, singulièrement bancaire, qui consent une avance d’être payé par priorité aux autres créanciers notamment publics. (hormis les créances salariales)

C’est bel et bien un « super privilège » qui se met en place au bénéfice essentiellement des établissements financiers, au mépris des créanciers publics et donc de l’intérêt général puisqu’il s’agit là des deniers des contribuables et des cotisants sociaux.
Faire primer les créances bancaires sur les dettes publiques représente un coût pour la société. Ce coût a-t-il été estimé ?
De plus, en accordant un « privilège d’argent frais » aux établissements de crédit -qui sont les seuls pratiquement à pouvoir consentir de nouveaux prêts- ce projet de loi leur donne une position de force par rapport à l’entreprise mais également aux autres créanciers dont les salariés.
Leur position est, par ailleurs, renforcée par la possibilité désormais offerte aux administrations fiscales et aux organismes sociaux d’abandonner leurs créances, dans le cadre de la procédure de conciliation. Ceux-ci pourraient se voir ainsi contraints d’assumer des pertes à la place des établissements de crédit dont le métier est justement de prendre des risques, en échange de paiements d’intérêts.
N’y a-t-il pas là une forme déguisée de subvention ?
L’abandon de créances par les organismes (para)publics est d’autant plus critiquable que, premièrement, les grandes banques nationales engrangent depuis plusieurs années des bénéfices records, et deuxièmement, les créanciers (para)publics pâtissent déjà financièrement du manque à gagner lié aux exonérations de charges consenties par les pouvoirs publics, habituellement pour favoriser, au nom de l’emploi, la compétitvité des entreprises et donc leur survie.
La plupart des firmes françaises bénéficiant de ces exonérations, on peut considérer que les créanciers (para)publics sont mis deux fois à contribution.
A cette rupture du principe d’égalité s’ajoute celle du principe de responsabilité puisque les banques vont désormais voir leur responsabilité atténuée en cas de soutien abusif.
Cette disposition -en organisant l’irresponsabilité bancaire- est contraire aux principes généraux du droit qui interdisent toute limitation de responsabilité.

Elle est de surcroît injustifiée puisque le nombre de procédures ayant abouti à l’engagement de la responsabilité d’une banque pour soutien abusif est réduit d’une part et d’autre part le montant des indemnités versées après condamnation est limité, en particulier au regard des bénéfices record des banques.
De plus, le risque encouru par les créanciers privés - les banques y compris - se trouve réduit par la possibilité qui leur est désormais offerte de déduire de leur résultat « les abandons de créances consentis ou supportés dans le cadre d’un plan de sauvegarde ou de redressement ».
En réalité, je vous le dis, votre texte aurait dû s’intituler : « projet de loi de sauvegarde des intérêts bancaires ».
Toutes ces observations m’amènent à douter sérieusement de l’efficacité de votre réforme.
Alors que les défaillances, liées en grande partie à l’organisation économique largement favorable aux grandes entreprises, concernent essentiellement les TPE et les PME, je doute fort que votre dispositif concerne effectivement ces dernières.
Je pense au contraire, à l’instar de ce qui se passe outre atlantique d’où ce système est inspiré, que ce sont les grandes entreprises qui vont en bénéficier.
Or, rappelons que les grands groupes industriels ne sont rien sans les PMI sous-traitantes ; certaines régions d’ailleurs seraient désertes sans elles.

Alors que ce sont les TPE et les PME qui ont le plus besoin d’aide pour faire face à leurs problèmes et développer leur activité et l’emploi et qui devraient par conséquent être les premières concernées par ce projet de réforme du droit des procédures collectives, je crains que la procédure de sauvegarde qu’il prévoit conduise à favoriser les restructurations de compétitivité et donc à nourrir « l’économie-casino ».
Or, cette loi ne doit pas devenir un mode de gestion normal de l’entreprise.
La situation que connaît notre pays méritait mieux qu’une énième adaptation du droit des procédures collectives allant toujours dans le même sens à savoir protection des intérêts bancaires.
En effet, ce n’est pas à coup de réformes législatives comme celle-ci que vous allez améliorer la situation des PMI-PME qui participent au maillage économique de la France.
Ce n’est pas non plus le projet de loi de votre collègue, Monsieur Jacob qui permettra de remédier à la situation économique et sociale des PME qui - insérées dans les réseaux de sous-traitance- subissent de plein fouet les politiques des groupes et l’étreinte financière des banques.
Ce n’est pas non plus le texte de Monsieur BRETON sur la « confiance et la modernisation de l’économie », lequel conforte la mainmise des marchés financiers et des actionnaires dans la gestion des entreprises, qui va permettre aux PME de connaître un nouveau développement de leur activité.
Les groupes du CAC 40 ne reportent-ils pas déjà en permanence leurs risques et leurs charges sur les PME sous-traitantes ?
De telles pratiques se trouvent amplifiées par une construction européenne qui fait de la concurrence son modèle économique.

Les PME sont directement victimes de cette politique sacrifiant l’emploi et l’industrie qui constituent pourtant la vie et la force d’une nation.
Il ne faut pas nier la responsabilité des grandes entreprises dans cette situation pour ne retenir que le ralentissement de la croissance et la crise.
Je pense qu’un changement radical de politique en matière économique et sociale fondée sur le choix de l’industrie et de l’emploi contre celui de la finance et de la spéculation est indispensable.
***
Pour conclure, je pense que nous en sommes en présence d’un texte idéologique qui s’inscrit à la perfection dans la continuité de la politique de casse du droit du travail et de remise en cause systématique des lois votées sous la gauche que vous menez depuis 2002.

Je veux parler notamment de l’abrogation du volet anti-licenciements de la loi de modernisation sociale obtenu par les parlementaires communistes, du volet « Larcher » sur les licenciements introduit en dernière minute dans la loi dite de cohésion sociale, du retour en arrière concernant les 35 h 00, de la suppression des emplois-jeunes et j’en passe.
Un tel texte ne peut, par ailleurs, que nous faire regretter l’absence de réforme des tribunaux de commerce -rejetée ici même par la majorité sénatoriale de droite- sans laquelle toute tentative d’amélioration de la législation en matière de traitement des entreprises en difficulté est vaine.
Vous l’aurez compris, nous sommes opposés à votre texte qui non seulement ne réglera en rien la question des difficultés des entreprises mais qui, au surplus, remet en cause des principes à valeur constitutionnelle inscrits dans le préambule de la Constitution de 1946 -comme le droit au travail par exemple- auxquels nous sommes profondément attachés.

Malgré les récents effets d’annonce du gouvernement en matière d’emploi et de lutte contre le chômage, votre texte tourne résolument le dos aux attentes sociales exprimées avec force et justesse par les Français ces derniers mois, singulièrement le 29 mai dernier.
Pour toutes ces raisons, je vous propose de déclarer irrecevable ce projet de loi dit de sauvegarde des entreprises en vous prononçant en faveur de la présente motion.

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